Le Rouge Et Le Noir

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Author: Stendhal

CHAPITRE XXI
DIALOGUE AVEC UN MAITRE

Alas, our frailty is the cause, not we, For such as we are made of, such we be. TWELFTH NIGHT.

Ce fut avec un plaisir d’enfant que pendant une heure Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses ‚lŠves et leur mŠre; elle prit la lettre avec une simplicit‚ et un courage dont le calme l’effraya.

- La colle … bouche est-elle assez s‚ch‚e? lui dit-elle.

"Est-ce l… cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment?"Il ‚tait trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-ˆtre, elle ne lui avait plu davantage.

- Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le mˆme sang-froid, on m’“tera tout. Enterrez ce d‚p“t dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-ˆtre un jour ma seule ressource.

Elle lui remit un ‚tui … verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques diamants.

- Partez maintenant, lui dit-elle.

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d’un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rˆnal avait ‚t‚ affreuse. Il n’avait pas ‚t‚ aussi agit‚ depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l’avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: "N’est-ce pas l… une ‚criture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l’a ‚crite?"Il passait en revue toutes celles qu’il connaissait … VerriŠres, sans pouvoir fixer ses soup‡ons. Un homme aurait-il dict‚ cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il ‚tait jalous‚ et sans doute ha‹ de la plupart de ceux qu’il connaissait. a Il faut consulter ma femme", se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil o— il ‚tait abŒm‚.

A peine lev‚:

"Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tˆte, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me m‚fie; elle est mon ennemie en ce moment."

Et de colŠre, les larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la s‚cheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rˆnal redoutait le plus, ‚taient ses deux amis les plus intimes.

"AprŠs ceux-l…, j’ai dix amis peut-ˆtre", et il les passa en revue, estimant … mesure le degr‚ de consolation qu’il pourrait tirer de chacun."A tous! … tous, s’‚cria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrˆme plaisir!"Par bonheur, il se croyait fort envi‚, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de * venait d’honorer … jamais en y couchant, il avait fort bien arrang‚ son chƒteau de Vergy. La fa‡ade ‚tait peinte en blanc, et les fenˆtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consol‚ par l’id‚e de cette magnificence. Le fait est que ce chƒteau ‚tait aper‡u de trois ou quatre lieues de distance, au grand d‚triment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant chƒteaux du voisinage, auxquels on avait laiss‚ l’humble couleur grise donn‚e par le temps.

M. de Rˆnal pouvait compter sur les larmes et la piti‚ d’un de ses amis, le marguillier de la paroisse, mais c’‚tait un imb‚cile qui pleurait de tout. Cet homme ‚tait cependant sa seule ressource.

"Quel malheur est comparable au mien! s’‚cria-t-il avec rage. quel isolement!

"Est-il possible se disait cet homme vraiment … plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n’aie pas un ami … qui demander conseil, car ma raison s’‚gare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros!"s’‚cria-t-il avec amertume. C’‚taient les noms de deux amis d’enfance qu’il avait ‚loign‚s par ses hauteurs en 1814. Ils n’‚taient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d’‚galit‚ sur lequel ils vivaient depuis l’enfance.

L’un d’eux, Falcoz, homme d’esprit et de coeur, marchand de papier … VerriŠres, avait achet‚ une imprimerie dans le chef-lieu du d‚partement et entrepris un journal. La congr‚gation avait r‚solu de le ruiner: son journal avait ‚t‚ condamn‚, son brevet d’imprimeur lui avait ‚t‚ retir‚. Dans ces tristes circonstances, il essaya d’‚crire … M. de Rˆnal pour la premiŠre fois depuis dix ans. Le maire de VerriŠres crut devoir r‚pondre en vieux Romain: "Si le ministre du roi me faisait l’honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans piti‚ tous les imprimeurs de province et mettez l’imprimerie en monopole comme le tabac."Cette lettre … un ami intime, que tout VerriŠres admira dans le temps, M. de Rˆnal sen rappelait les termes avec horreur."Qui m’e–t dit qu’avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regratterais un jour?"Ce fut dans ces transports de colŠre, tant“t contre lui-mˆme, tant“t contre tout ce qui l’entourait, qu’il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n’eut pas l’Id‚e d’‚pier sa femme.

"Je suis accoutum‚ … Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas … la remplacer."Alors il se complaisait dans l’id‚e que sa femme ‚tait innocente; cette fa‡on de voir ne le mettait pas dans la n‚cessit‚ de montrer du caractŠre, et l’arrangeait bien mieux; combien de femmes calomni‚es n’a-t-on pas vues!

"Mais quoi! s’‚criait-il tout … coup en marchant d’un pas convulsif; souffrirai-je comme si j’‚tais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout VerriŠres fasse des gorges chaudes sur ma d‚bonnairet‚? Que n’a-t-on pas dit de Charmier (c’‚tait un mari notoirement tromp‚ du pays)? Quand on le nomme, le sourire n’est-il pas sur toutes les lŠvres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier, dit-on! le Charmier de Bernard, on le d‚signe ainsi le nom de l’homme qui fait son opprobre.

"Grƒce au ciel, disait M. de Rˆnal dans d’autres moments, je n’ai point de fille, et la fa‡on dont je vais punir la mŠre ne nuira point … l’‚tablissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme et les tuer tous les deux dans ce cas le tragique de l’aventure en “tera peut-ˆtre le ridicule. Cette id‚e lui sourit; il la suivit dans tous ses d‚tails. Le code p‚nal est pour moi, et, quoiqu’il arrive, notre congr‚gation et mes amis du jury me sauveront."Il examina son couteau de chasse qui ‚tait fort tranchant; mais l’id‚e du sang lui fit peur.

"Je puis rouer de coups ce pr‚cepteur insolent et le chasser; mais quel ‚clat dans VerriŠres et mˆme dans tout le d‚partement! AprŠs la condamnation du journal de Falcoz, quand son r‚dacteur en chef sortit de prison, je contribuai … lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet ‚crivailleur ose se remontrer dans Besan‡on, il peut me tympaniser avec adresse et de fa‡on … ce qu’il soit impossible de l’amener devant les tribunaux. L’amener devant les tribunaux... L’insolent insinuera de mille fa‡ons qu’il a dit vrai. Un homme bien n‚, qui tient son rang comme moi, est ha‹ de tous les pl‚b‚iens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris, “ mon Dieu! quel abŒme! voir l’antique nom de Rˆnal plong‚ dans la fange du ridicule... Si je voyage jamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma forc‚. Quel comble de misŠre!

"Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante … Besan‡on, qui lui donnera de la main … la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre … Paris avec Julien, on le saura … VerriŠres, et je serai encore pris pour dupe."Cet homme malheureux s’aper‡ut alors … la pƒleur de sa lampe que le jour commen‡ait … paraŒtre. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment il ‚tait presque r‚solu … ne point faire d’‚clat, par cette id‚e surtout qu’un ‚clat comblerait de joie ses bons amis de VerriŠres.

La promenade au jardin le calma un peu."Non, s’‚cria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile."Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n’avait pour toute parente que la marquise de R... vieille, imb‚cile et m‚chante.

Une id‚e d’un grand sens lui apparut, mais l’ex‚cution demandait une force de caractŠre bien sup‚rieure au peu que le pauvre homme en avait."Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment o— elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fiŠre, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait h‚rit‚ de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de VerriŠres. Quoi, diront-ils, il n’a pas su mˆme se venger de sa femme! Ne vaudrait-il as mieux m’en tenir aux soup‡ons et ne rien v‚rifier? A ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher."

Un instant aprŠs M. de Rˆnal repris par la vanit‚ bless‚e se rappelait laborieusement tous les moyens cit‚s au billard du Casino ou Cercle Noble’ de VerriŠres, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’‚gayer aux d‚pens d’un mari tromp‚. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles!

"Dieu! que ma femme n’est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j’irais passer six mois … Paris dans les meilleures soci‚t‚s."AprŠs ce moment de bonheur donn‚ par l’id‚e du veuvage son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la v‚rit‚. R‚pandrait-il … minuit, aprŠs que tout le monde serait couch‚ une l‚gŠre couche de son devant la porte de la chambr‚ de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l’impression des pas.

"Mais ce moyen ne vaut rien, s’‚cria-t-il tout … coup avec rage, cette coquine d’Élisa s’en apercevrait, et l’on saurait bient“t dans la maison que je suis jaloux."

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s’‚tait assur‚ de sa m‚saventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scell‚ la porte de sa femme et celle du galant.

AprŠs tant d’heures d’incertitudes, ce moyen d’‚claircir son sort lui semblait d‚cid‚ment le meilleur, et il songeait … s’en servir, lorsque au d‚tour d’une all‚e il rencontra cette femme qu’il e–t voulu voir morte.

Elle revenait du village. Elle ‚tait all‚e entendre la messe dans l’‚glise de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais … laquelle elle ajoutait foi, pr‚tend que la petits ‚glise dont on se sert aujourd’hui ‚tait la chapelle du chƒteau du sire de Vergy. Cette id‚e obs‚da Mme de Rˆnal tout le temps qu’elle comptait passer … prier dans cette ‚glise. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien … la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur.

"Mon sort, se dit-elle, d‚pend de ce qu’il va penser en m’‚coutant. AprŠs ce quart d’heure fatal, peut-ˆtre ne trouverai-je plus l’occasion de lui parler. Ce n’est pas un ˆtre sage et dirig‚ par la raison. Je pourrais alors, … l’aide de ma faible raison, pr‚voir ce qu’il fera ou dira. Lui d‚cidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habilet‚, dans l’art de diriger les id‚es de ce fantasque, que sa colŠre rend aveugle, et empˆche de voir la moiti‚ des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid; o— les prendre?"

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en d‚sordre annon‡aient qu’il n’avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre d‚cachet‚e mais repli‚e. Lui, sans l’ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.

- Voici une abomination, lui dit-elle, qu’un homme de mauvaise mine, qui pr‚tend vous connaŒtre et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derriŠre le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez … ses parents, et sans d‚lai, ce M. Julien.

Mme de Rˆnal se hƒta de dire ce mot, peut-ˆtre un peu avant le moment, pour se d‚barrasser de l’affreuse perspective d’avoir … le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait … son mari. A la fixit‚ du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait devin‚ juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort r‚el,"quel g‚nie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune exp‚rience! A quoi n’arrivera-t-il pas par la suite? H‚las! alors ses succŠs feront qu’il m’oubliera."

Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait la remit tout … fait de son trouble.

Elle s’applaudit de sa d‚marche."Je n’ai pas ‚t‚ indigne de Julien", se dit-elle, avec une douce et intime volupt‚.

Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rˆnal examinait la seconde lettre anonyme compos‚e, si le lecteur s’en souvient, de mots imprim‚s coll‚s sur un papier tirant sur le bleu."On se moque de moi de toutes les fa‡ons", se disait M. de Rˆnal accabl‚ de fatigue.

"Encore de nouvelles insultes … examiner, et toujours … cause de ma femme!"Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossiŠres, la perspective de l’h‚ritage de Besan‡on l’arrˆta … grande peine. D‚vor‚ du besoin de s’en prendre … quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit … se promener … grands pas, il avait besoin de s’‚loigner de sa femme. Quelques instants aprŠs, il revint auprŠs d’elle, et plus tranquille.

- Il s’agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle aussit“t; ce n’est aprŠs tout que le fils d’un ouvrier. Vous le d‚dommagerez par quelques ‚cus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement … se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-pr‚fet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort...

- Vous parlez l… comme une sotte que vous ˆtes s’‚cria M. de Rˆnal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on esp‚rer d’une femme? Jamais vous ne prˆtez attention … ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque chose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d’activit‚ que pour la chasse aux papillons ˆtres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles...

Mme de Rˆnal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa colŠre, c’est le mot du pays.

- Monsieur, lui r‚pondit-elle enfin, je parle comme une femme outrag‚e dans son honneur, c’est-…-dire dans ce qu’elle a de plus pr‚cieux.

Mme de Rˆnal eut un sang-froid inalt‚rable pendant toute cette p‚nible conversation, de laquelle d‚pendait la possibilit‚ de vivre encore sous le mˆme toit avec Julien. Elle cherchait les id‚es qu’elle croyait les plus propres … guider la colŠre aveugle de son mari. Elle avait ‚t‚ insensible … toutes les r‚flexions injurieuses qu’il lui avait adress‚es, elle ne les ‚coutait pas, elle songeait alors … Julien."Sera-t-il content de moi?"

- Ce petit paysan que nous avons combl‚ de pr‚venances et mˆme de cadeaux, peut ˆtre innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je re‡ois... Monsieur! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

- Voulez-vous faire un esclandre pour me d‚shonorer et vous aussi? vous faites bouillir du lait … bien des gens’ dans VerriŠres.

- Il est vrai, on envie g‚n‚ralement l’‚tat de prosp‚rit‚ o— la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville... Eh bien! je vais engager Julien … vous demander un cong‚ pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.

- Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rˆnal avec assez de tranquillit‚. Ce que j exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colŠre, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l’oeil.

- Ce jeune homme n’a point de tact, reprit Mme de Rˆnal, il peut ˆtre savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un v‚ritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne id‚e depuis qu’il a refus‚ d’‚pouser Élisa; c’‚tait une fortune assur‚e; et cela sous pr‚texte que quelquefois, en secret, elle fait des visites … M. Valenod.

- Ah! dit M. de Rˆnal, ‚levant le sourcil d’une fa‡on d‚mesur‚e, quoi, Julien vous a dit cela?

- Non, pas pr‚cis‚ment, il m’a toujours parl‚ de la vocation qui l’appelle au saint ministŠre; mais, croyez-moi, la premiŠre vocation pour ces petites gens, c’est d’avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu’il n’ignorait pas ces visites secrŠtes.

- Et moi, moi, je les ignorais! s’‚cria M. de Rˆnal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j’ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod?

- H‚! c’est de l’histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rˆnal en riant, et peut-ˆtre il ne s’est point pass‚ de mal. C’‚tait dans le temps que votre bon ami Valenod n’aurait pas ‚t‚ fƒch‚ que l’on pensƒt dans VerriŠres qu’il s’‚tablissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.

- J’ai eu cette id‚e une fois, s’‚cria M. de Rˆnal se frappant la tˆte avec fureur, et marchant de d‚couvertes en d‚couvertes, et vous ne m’en avez rien dit?

- Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouff‚e de vanit‚ de notre cher directeur? O— est la femme de la soci‚t‚ … laquelle il n’a pas adress‚ quelques lettres extrˆmement spirituelles et mˆme un peu galantes?

- Il vous aurait ‚crit?

- Il ‚crit beaucoup.

- Montrez-moi ces lettres … l’instant, je l’ordonne, et M. de Rˆnal se grandit de six pieds.

- Je m’en garderai bien, lui r‚pondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu’… la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous serez plus sage.

- A l’instant mˆme, morbleu! s’‚cria M. de Rˆnal ivre de colŠre, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait ‚t‚ depuis douze heures.

- Me jurez-vous, dit Mme de Rˆnal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du d‚p“t au sujet de ces lettres?

- Querelle ou non, je puis lui “ter les enfants trouv‚s; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres … l’instant, o— sont-elles?

- Dans un tiroir de mon secr‚taire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.

- Je saurai le briser, s’‚cria-t-il, en courant vers la chambre de sa femme.

Il brisa, en effet, avec un pal de fer un pr‚cieux secr‚taire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.

Mme de Rˆnal avait mont‚ en courant les cent vingt marches du colombier, elle attachait le coin d’un mouchoir blanc … l’un des barreaux de fer de la petite fenˆtre. Elle ‚tait la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne."Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hˆtres touffus, Julien ‚pie ce signal heureux."Longtemps elle prˆta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son oeil avide d‚vorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pr‚, que forme le sommet des arbres."Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est ‚gal au mien?"Elle ne descendit du colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vŒnt l’y chercher.

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutum‚es … ˆtre lues avec tant d’‚motion.

Saisissant un moment o— les exclamations de son mari lui laissaient la possibilit‚ de se faire entendre:

- J’en reviens toujours … mon id‚e, dit Mme de Rˆnal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est aprŠs tout qu’un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant ˆtre poli, il m’adresse des compliments exag‚r‚s et de mauvais go–t, qu’il apprend par coeur dans quelque roman...

- Il n’en lit jamais, s’‚cria M. de Rˆnal; je m’en suis assur‚. Croyez-vous que je sois un maŒtre de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?

- Eh bien! s’il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c’est encore tant pis pour lui. Il aura parl‚ de moi sur ce ton dans VerriŠres ... et sans aller si loin, dit Mme de Rˆnal avec l’air d‚ faire une d‚couverte, il aura parl‚ ainsi devant Élisa, c’est … peu prŠs comme s’il e–t parl‚ devant M. Valenod.

- Ah! s’‚cria M. de Rˆnal en ‚branlant la table et l’appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais ‚t‚ donn‚s, la lettre anonyme imprim‚e et les lettres du Valenod sont ‚crites sur le mˆme papier.

"Enfin!..."pensa Mme de Rˆnal; elle se montra atterr‚e de cette d‚couverte et sans avoir le courage d’ajouter un seul mot, alla s’asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.

La bataille ‚tait d‚sormais gagn‚e; elle eut beaucoup … faire pour empˆcher M. de Rˆnal d’aller parler … l’auteur suppos‚ de la lettre anonyme.

- Comment ne sentez-vous pas que faire une scŠne, sans preuves suffisantes, … M. Valenod, est la plus insigne des maladresses? Vous ˆtes envi‚, monsieur, … qui la faute? … vos talents: votre sage administration, vos bƒtisses pleines de go–t, la dot que je vous ai apport‚e, et surtout l’h‚ritage consid‚rable que nous pouvons esp‚rer de ma bonne tante, h‚ritage dont on exagŠre infiniment l’importance, ont fait de vous le premier personnage de VerriŠres.

- Vous oubliez la naissance, dit M. de Rˆnal, en souriant un peu.

- Vous ˆtes l’un des gentilshommes les plus distingu‚s de la province reprit avec empressement Mme de Rˆnal, si le roi ‚tait libre et pouvait rendre justice … la naissance, vous figureriez sans doute … la chambre des pairs, etc. Et c’est dans cette position magnifique que vous voulez donner … l’envie un fait … commenter?

"Parler … M. Valenod de sa lettre anonyme, c’est proclamer dans tout VerriŠres, que dis-je, dans Besan‡on, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-ˆtre … l’intimit‚ d’un Rˆnal, a trouv‚ le moyen de l’offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j’ai r‚pondu … l’amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l’aurais m‚rit‚ cent fois, mais non pas lui t‚moigner de la colŠre. Songez que tous vos voisins n’attendent qu’un pr‚texte pour se venger de votre sup‚riorit‚; songez qu’en 1816 vous avez contribu‚ … certaines arrestations. Cet homme r‚fugi‚ sur son toit’...

- Je songe que vous n’avez ni ‚gards, ni amiti‚ pour moi, s’‚cria M. de Rˆnal, avec toute l’amertume que r‚veillait un tel souvenir, et je n’ai pas ‚t‚ pair!...

- Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rˆnal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu’… tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l’affaire d’aujourd’hui. Si vous me pr‚f‚rez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un d‚pit mal d‚guis‚, je suis prˆte … aller passer un hiver chez ma tante.

Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermet‚ qui cherche … s’environner de politesse; il d‚cida M. de Rˆnal. Mais, suivant l’habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colŠre dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile ‚puisŠrent les forces d’un homme qui avait subi un accŠs de colŠre de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu’il allait suivre envers M. Valenod, Julien et mˆme Elisa.

Une ou deux fois, durant cette grande scŠne, Mme de Rˆnal fut sur le point d’‚prouver quelque sympathie pour le malheur fort r‚el de cet homme qui pendant douze ans avait ‚t‚ son ami. Mais les vraies passions sont ‚go‹stes. D’ailleurs elle attendait … chaque instant l’aveu de la lettre anonyme qu’il avait re‡ue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait … la s–ret‚ de Mme de Rˆnal de connaŒtre les id‚es qu’on avait pu sugg‚rer … l’homme duquel son sort d‚pendait. Car, en province, les maris sont maŒtres de l’opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s’il ne lui donne pas d’argent, tombe … l’‚tat d’ouvriŠre … quinze sols par journ‚e; et encore les bonnes ƒmes se font-elles un scrupule de l’employer.

Une odalisque du s‚rail peut … toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n’a aucun espoir de lui d‚rober son autorit‚ par une suite de petites finesses. La vengeance du maŒtre est terrible, sanglante, mais militaire, g‚n‚reuse, un coup de poignard finit tout. C’est … coups de m‚pris public qu’un mari tue sa femme au XIXe siŠcle; c’est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement ‚veill‚ chez Mme de Rˆnal, … son retour chez elle, elle fut choqu‚e du d‚sordre o— elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient ‚t‚ bris‚es; plusieurs feuilles de parquet ‚taient soulev‚es."Il e–t ‚t‚ sans piti‚ pour moi, se dit-elle! Gƒter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu’il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colŠre. Le voil… gƒt‚ … jamais! La vue de cette violence ‚loigna rapidement les derniers reproches qu’elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dŒner Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retir‚s, Mme de Rˆnal lui dit fort sŠchement:

- Vous m’avez t‚moign‚ le d‚sir d’aller passer une quinzaine de jours … VerriŠres, M. de Rˆnal veut bien vous accorder un cong‚. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thŠmes, que vous corrigerez.

- Certainement, ajouta M. de Rˆnal, d’un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d’une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l’inqui‚tude d’un homme profond‚ment tourment‚.

- Il ne s’est pas encore arrˆt‚ … un parti, dit-il … son amie, pendant un instant de solitude qu’ils eurent au salon.

Mme de Rˆnal lui conta rapidement tout ce qu’elle avait fait depuis le matin.

- A cette nuit les d‚tails, ajouta-t-elle en riant.

"Perversit‚ de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte … nous tromper!"

- Je vous trouve … la fois ‚clair‚e et aveugl‚e par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur, votre conduite d’aujourd’hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence … essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pav‚e d’ennemis; songez … la haine passionn‚e qu’Elisa a pour moi.

- Cette haine ressemble beaucoup … de l’indiff‚rence passionn‚e que vous auriez pour moi.

- Mˆme indiff‚rent, je dois vous sauver d’un p‚ril o— je vous ai plong‚e. Si le hasard veut que M. de Rˆnal parle … Elisa, d’un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas prŠs de ma chambre, bien arm‚...

- Quoi! pas mˆme du courage, dit Mme de Rˆnal, avec toute la hauteur d’une fille noble.

- Je ne m’abaisserai jamais … parler de mon courage, dit froidement Julien, c est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attach‚, et quelle est ma joie de pouvoir prendre cong‚ de vous avant cette cruelle absence.

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Chicago: Stendhal, "Chapitre XXI Dialogue Avec Un Maitre," Le Rouge Et Le Noir in Le Rouge Et Le Noir Original Sources, accessed April 19, 2024, http://www.originalsources.com/Document.aspx?DocID=3VM8BM56AYRHL65.

MLA: Stendhal. "Chapitre XXI Dialogue Avec Un Maitre." Le Rouge Et Le Noir, in Le Rouge Et Le Noir, Original Sources. 19 Apr. 2024. http://www.originalsources.com/Document.aspx?DocID=3VM8BM56AYRHL65.

Harvard: Stendhal, 'Chapitre XXI Dialogue Avec Un Maitre' in Le Rouge Et Le Noir. cited in , Le Rouge Et Le Noir. Original Sources, retrieved 19 April 2024, from http://www.originalsources.com/Document.aspx?DocID=3VM8BM56AYRHL65.