Scene 5.II.

Roxane; le duc de Grammont, ancien comte de Guiche, puis Le Bret et Ragueneau.

LE DUC:
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil?

ROXANE:
Toujours.

LE DUC:
Aussi fidele?

ROXANE:
Aussi.

LE DUC (apres un temps):
Vous m’avez pardonne?

ROXANE (simplement, regardant la croix du couvent):
Puisque je suis ici.

(Nouveau silence.)

LE DUC:
Vraiment c’etait un etre?. . .

ROXANE:
Il fallait le connaitre!

LE DUC:
Ah! Il fallait?. . .Je l’ai trop peu connu, peut-etre!
. . .Et son dernier billet, sur votre coeur, toujours?

ROXANE:
Comme un doux scapulaire, il pend a ce velours.

LE DUC:
Meme mort, vous l’aimez?

ROXANE:
Quelquefois il me semble
Qu’il n’est mort qu’a demi, que nos coeurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant!

LE DUC (apres un silence encore):
Est-ce que Cyrano vient vous voir?

ROXANE:
Oui, souvent.
—Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient; c’est regulier; sous cet arbre ou vous etes
On place son fauteuil, s’il fait beau; je l’attends
En brodant; l’heure sonne; au dernier coup, j’entends
—Car je ne tourne plus meme le front!—sa canne
Descendre le perron; il s’assied; il ricane
De ma tapisserie eternelle; il me fait
La chronique de la semaine, et. . . (Le Bret parait sur le perron):
Tiens, Le Bret! (Le Bret descend):
Comment va notre ami?

LE BRET:
Mal.

LE DUC:
Oh!

ROXANE (au duc):
Il exagere!

LE BRET:
Tout ce que j’ai predit: l’abandon, la misere!. . .
Ses epitres lui font des ennemis nouveaux!
Il attaque les faux nobles, les faux devots,
Les faux braves, les plagiaires,—tout le monde.

ROXANE:
Mais son epee inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais a bout de lui.

LE DUC (hochant la tete):
Qui sait?

LE BRET:
Ce que je crains, ce n’est pas les attaques, c’est
La solitude, la famine, c’est Decembre
Entrant a pas de loup dans son obscure chambre:
Voila les spadassins qui plutot le tueront!
—Il serre chaque jour, d’un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n’a plus qu’un petit habit de serge noire.

LE DUC:
Ah! celui-la n’est pas parvenu!—C’est egal,
Ne le plaignez pas trop.

LE BRET (avec un sourire amer):
Monsieur le marechal!. . .

LE DUC:
Ne le plaignez pas trop: il a vecu sans pactes,
Libre dans sa pensee autant que dans ses actes.

LE BRET (de meme):
Monsieur le duc!. . .

LE DUC (hautainement):
Je sais, oui: j’ai tout; il n’a rien. . .
Mais je lui serrerais bien volontiers la main. (Saluant Roxane):
Adieu.

ROXANE:
Je vous conduis.

(Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron.)

LE DUC (s’arretant, tandis qu’elle monte):
Oui, parfois, je l’envie.
—Voyez-vous, lorsqu’on a trop reussi sa vie,
On sent,—n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal!—
Mille petits degouts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gene obscure;
Et les manteaux de duc trainent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degres,
Un bruit d’illusions seches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traine des feuilles mortes.

ROXANE (ironique):
Vous voila bien reveur?. . .

LE DUC:
Eh! oui! (Au moment de sortir, brusquement):
Monsieur Le Bret! (A Roxane):
Vous permettez? Un mot. (Il va a Le Bret, et a mi-voix):
C’est vrai: nul n’oserait
Attaquer votre ami; mais beaucoup l’ont en haine;
Et quelqu’un me disait, hier, au jeu, chez la Reine:
’Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident.’

LE BRET:
Ah?

LE DUC:
Oui. Qu’il sorte peu. Qu’il soit prudent.

LE BRET (levant les bras au ciel):
Prudent!
Il va venir. Je vais l’avertir. Oui, mais!. . .

ROXANE (qui est restee sur le perron, a une soeur qui s’avance vers elle):
Qu’est-ce?

LA SOEUR:
Ragueneau vent vous voir, Madame.

ROXANE:
Qu’on le laisse
Entrer. (Au duc et a Le Bret):
Il vient crier misere. Etant un jour
Parti pour etre auteur, il devint tour a tour
Chantre. . .

LE BRET:
Etuviste. . .

ROXANE:
Acteur. . .

LE BRET:
Bedeau. . .

ROXANE:
Perruquier. . .

LE BRET:
Maitre
De theorbe. . .

ROXANE:
Aujourd’hui que pourrait-il bien etre?

RAGUENEAU (entrant precipitamment):
Ah! Madame! (Il apercoit Le Bret):
Monsieur!

ROXANE (souriant):
Racontez vos malheurs
A Le Bret. Je reviens.

RAGUENEAU:
Mais, Madame. . .

(Roxane sort sans l’ecouter, avec le duc. Il redescend vers le Bret.)